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Filmer avec un seul Objectif

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By: The Cooke Team  |   4 min de lecture

En cette période où certains directeurs de la photographie s’équipent souvent d’un arsenal conséquent de matériel, à la recherche des dernières innovations technologiques dans une quête de perfection visuelle, un contre-mouvement d’une simplicité frappante se développe en parallèle. Parmi les films de notre époque les plus remarqués pour leur image et pour leur capacité à nous émouvoir, certains partagent un trait commun surprenant : ils ont tous été tournés avec un seul objectif principal.

L’objectif, un narrateur né

Les directeurs de la photographie choisissent généralement les objectifs pour leur angle de vue : ce qui sera dans le champ et ce qui ne le sera pas. Les objectifs façonnent le ton et le style même d’un film. Ils influencent la façon dont le public perçoit les personnages, les espaces et les émotions sous-jacentes. Un gros plan filmé avec un objectif large de 24 mm allongera les traits du visage d’un ou d’une comédienne et fera que le décor sera perçu plus net, pour mieux inscrire les personnages dans leur environnement. À l’inverse, filmer ce même plan avec un téléobjectif isolera le sujet sur une toile de lumière abstraite et floue, accentuant la réalité par la distorsion spatiale.

Mais que se passe-t-il lorsque les chefs opérateurs acceptent la contrainte de filmer un projet en entier avec une seule focale ? Comment les réalisateurs et les directeurs de la photographie arrivent-ils à imprimer leur vision créative sans le luxe de changer d’objectif ? La réponse réside dans la compréhension que le choix de ne pas avoir à choisir est en soi une décision créative puissante.

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‘Adolescence’, Directeur de la photographie Matthew Lewis

Le pouvoir de la limitation

Lorsque la série « Adolescence » de Netflix s’est révélée être un tour de force technique (chaque épisode était filmé en un seul plan séquence), le directeur de la photographie Matt Lewis a été confronté à un défi inhabituel. Il devait sélectionner une seule distance focale pour tout le tournage. Il a choisi un objectif Cooke SP3 32 mm qui s’est avéré être un choix équilibré et judicieux : « Avec une distance focale plus large, nous aurions réduit les possibilités de cacher l’éclairage, les câbles, les accroches et la perche au-dessus ou parfois en dessous du cadre ; à l’inverse, avec une distance focale plus longue, notre chorégraphie en constante évolution aurait pu donner la nausée. » (Lire le reste de l’interview de Cooke avec Matt)

Cette décision pratique met en lumière une vérité plus profonde sur l’approche de tourner avec un objectif unique : les limitations suscitent souvent les solutions artistiques les plus innovantes. En éliminant la variable du choix de l’objectif, les cinéastes peuvent concentrer leur énergie créative sur d’autres aspects de la narration visuelle : l’éclairage, le découpage, la direction artistique et le jeu des comédiens. La contrainte devient libératrice plutôt que restrictive.

 Une fenêtre sur la perception

Les différentes distances focales modifient fondamentalement notre perception de l’espace et des émotions d’une manière qui transcende les simples spécifications techniques. Les objectifs très grand-angles exagèrent les perspectives. Ils donnent aux décors une impression d’immensité en même temps qu’ils peuvent créer un malaise psychologique ou une relation épique. Les distances focales standard correspondent plus ou moins à la vision humaine. Elles offrent des perspectives naturalistes et émotionnellement intimes tandis que les téléobjectifs compressent l’espace, isolent les sujets et créent une sensation de distance ou d’observation.

En choisissant l’une de ces perspectives, les réalisateurs et directeurs de la photographie affirment leur positionnement philosophique sur la façon dont leur histoire doit être perçue. Ils établissent un cadre perceptif cohérent, une manière unique de voir qui unifie toute l’expérience narrative. Alors que les tournages à objectif unique limitent naturellement le choix de la distance focale à un seul objectif, les cinéastes qui utilisent des angles, des plans et des techniques de montage multiples choisissent également de ne jamais changer de longueur focale pour certains projets.

Yasujiro Ozu : le 50 mm méditatif

Le réalisateur japonais Yasujirō Ozu est l’une des voix stylistiques les plus singulières du cinéma. Il filmait uniquement avec un objectif de 50 mm. Ce choix n’était pas arbitraire. Il répondait complètement à son approche philosophique du cinéma.

Le style technique d’Ozu a progressivement évolué pour atteindre sa meilleure expression dans ses films sonores d’après-guerre. Contrairement à la plupart des réalisateurs qui suivent les conventions hollywoodiennes pour les séquences de dialogue (avec des champs/contre-champs), Ozu a positionné sa caméra juste en face de ses comédiens. Ce cadrage distinctif place les spectateurs au cœur de l’espace émotionnel de la séquence, et crée ce que les spécialistes du cinéma ont appelé le « plan tatami » — des compositions en légère contre-plongée qui imitent la perspective d’une personne assise sur un tapis de sol japonais traditionnel.

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La caméra d’Ozu proposait une relation directe entre les comédiens et le public.
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La caméra d’Ozu proposait une relation directe entre les comédiens et le public.

L’objectif 50 mm était fondamental pour le langage visuel d’Ozu. Sa perspective relativement naturelle complétait ses thèmes de dynamique familiale et de changement générationnel. L’objectif a contribué à créer la qualité de contemplation et d’observation qui définit son œuvre, et qui place le public au cœur de moments intimes sans l’effet manipulateur des perspectives accentuées des courtes focales ou compressées des téléobjectifs. Associé à ses mouvements de caméra minimalistes et à ses compositions précises, l’objectif 50 mm a contribué à ce que les critiques décrivent comme le « style transcendantal » d’Ozu, une approche cinématographique qui trouve un sens profond dans l’existence quotidienne.

Des films comme « Voyage à Tokyo » (1953) et « Printemps tardif » (1949), tous deux tournés avec le directeur de la photographie Yûharu Atsuta, démontrent comment ce cadre visuel cohérent permet de créer une profondeur émotionnelle extraordinaire malgré (ou peut-être à cause de) sa retenue technique. L’engagement d’Ozu envers la perspective du 50 mm représente peut-être l’exemple le plus pur de la façon dont un seul objectif peut devenir partie intégrante de la vision artistique d’un cinéaste.

Tokyo Story
Tokyo Story (1953), Directeur de la photographie Yûharu Atsuta
Tokyo Story
Tokyo Story (1953), Directeur de la photographie Yûharu Atsuta

Luca Guadagnino : le 35 mm observateur

Lorsque le réalisateur Luca Guadagnino a proposé de tourner « Call Me By Your Name » (2017) avec un seul objectif Cooke S4/i 35 mm, le directeur de la photographie Sayombhu Mukdeeprom a relevé le défi avec enthousiasme. « Le producteur m’a demandé s’il devrait y avoir un autre objectif plus large ? Juste au cas où ? Je lui ai répondu : « Non, non. J’adhère complètement à cette approche. C’est comme ça que je travaille. Si vous vous limitez à quelque chose, vous devez aller au bout de votre idée. Cette quête créative a finalement produit l’un des films les plus somptueux visuellement de ces dernières années.

Call me by your name

Call Me By Your Name (2017), Directeur de la photographie Sayombhu Mukdeeprom

À mesure que la production approchait, l’enthousiasme initial de Mukdeeprom a cédé la place à des préoccupations pratiques. Une approche à objectif unique nécessiterait une planification méticuleuse, une connaissance approfondie des lieux et des solutions créatives aux défis techniques. La météo pendant le tournage en Italie s’est avérée inhabituellement défavorable, mettant à l’épreuve son engagement envers la lumière naturelle et la distance focale unique.

L’objectif 35 mm s’est toutefois avéré parfaitement adapté aux préoccupations thématiques du film. Comme l’a expliqué Mukdeeprom, « mon but dans ce film était l’observation. Je voulais essayer d’observer chaque instant. Le Cooke S4/i 35 mm était suffisamment proche pour les gros plans et suffisamment large pour cadrer les personnages les uns par rapport aux autres et en perspective avec leur environnement. Cette qualité d’observation complétait parfaitement une histoire de passage à l’âge adulte centrée sur la découverte, le désir et l’éveil de la perception.

Call Me By Your Name
Call Me By Your Name (2017), Directeur de la photographie Sayombhu Mukdeeprom
Call Me By Your Name
Call Me By Your Name (2017), Directeur de la photographie Sayombhu Mukdeeprom

Il est intéressant de noter que Guadagnino n’est pas resté fidèle à l’approche de l’objectif unique pour ses films successifs. Son film suivant, « Suspiria » (2018), également tourné avec Mukdeeprom, a utilisé ce qu’il a appelé « toute la gamme d’objectifs que vous pouvez utiliser », y compris des objectifs ultra-grand-angles de 10 à 14 mm. L’approche à objectif unique devrait ainsi répondre aux besoins spécifiques de chaque histoire plutôt que de devenir une limitation dogmatique.

Wes Anderson : le 27 mm subversif

La collaboration créative entre le réalisateur Wes Anderson et le directeur de la photographie Robert Yeoman ASC offre une étude de cas intrigante sur la manière dont les limitations techniques peuvent façonner le style en herbe d’un cinéaste. Leur premier long métrage, « Bottle Rocket » (1996), représente non seulement un choix esthétique, mais aussi un petit acte de rébellion créative contre les contraintes du studio.

Après s’être vu refuser leur préférence de tourner avec des objectifs anamorphiques, Anderson et Yeoman ont secrètement décidé de tourner presque tout le film avec un seul objectif Primo 27 mm. Comme le relate Yeoman : « Le tout premier jour, nous avons installé un Primo 27 mm et nous avons commencé à filmer avec celui-ci. Puis, nous sommes passés aux gros plans et nous avons continué à filmer avec le 27 mm. Wes est un grand fan de Roman Polanski. Je crois que « Rosemary’s Baby » a été tourné avec un objectif 20 mm. Wes a finalement dit : « Pourquoi ne pas simplement tourner tout le film avec un 27 mm ? »

Bottle Rocket

Bottle Rocket (1996), Directeur de la photographie Robert Yeoman, ASC

Bottle Rocket

Bottle Rocket (1996), Directeur de la photographie Robert Yeoman, ASC

Cette décision n’a pas été bien accueillie par les dirigeants du studio, qui exigeaient une plus grande variété visuelle. La solution des cinéastes était délicieusement subversive : ils ont recouvert les gravures « 27 » de l’objectif avec du ruban adhésif et ont falsifié les rapports de caméra pour indiquer qu’ils utilisaient des objectifs de 50 mm et 100 mm. « Le producteur est venu me voir deux jours plus tard », se souvient Yeoman, « et il m’a dit : « Alors, vous commencez à utiliser d’autres objectifs maintenant ? ». Je lui ai répondu : « Oui, oui, on utilise toute la série d’objectifs ! » À l’exception de quelques gros plans tournés avec un 35 mm, l’ensemble du film a conservé sa vision originale.

L’objectif 27 mm, légèrement plus large que la norme, a contribué à établir ce qui allait devenir l’esthétique caractéristique d’Anderson : une réalité légèrement décalée avec des cadres soigneusement composés, souvent symétriques, qui s’adaptent à sa mise en scène chorale et à ses décors méticuleusement conçus. Le choix de l’objectif a permis à la fois des moments intimes entre les personnages et l’inclusion de détails révélateurs dans le même cadre, une cohésion visuelle qui deviendra de plus en plus importante dans les œuvres ultérieures d’Anderson.

Lisez l’analyse approfondie de Cooke dans le travail d’Anderson et Yeoman

 

Bottle Rocket
Bottle Rocket (1996), Directeur de la photographie Robert Yeoman, ASC
Bottle Rocket
Bottle Rocket (1996), Directeur de la photographie Robert Yeoman, ASC

David Cronenberg : le 21 mm psychologique

L’utilisation la plus puissante du point de vue psychologique d’un objectif unique est probablement celle de David Cronenberg dans son film « Cosmopolis » (2012). Lorsqu’il a abordé cette adaptation de la nouvelle de Don DeLillo — une odyssée claustrophobe dont l’action se déroule en grande partie dans la limousine d’un milliardaire — le directeur de la photographie Peter Suschitzky ASC a été confronté à ce qu’il a appelé « à bien des égards, le film le plus difficile que j’aie jamais fait. »

Suschitzky a sélectionné un objectif Cooke S4/i 21 mm pour l’ensemble du tournage. Cette perspective ultra-large crée une distorsion spatiale subtile qui reflète brillamment la perception de plus en plus déformée de la réalité du protagoniste. Les arrière-plans semblent s’étirer et se déformer, les personnages paraissent légèrement artificiels et l’espace confiné de la limousine semble à la fois vaste et étouffant.

Cosmopolis (2012)

Cosmopolis (2012), Directeur de la photographie Peter Suschitzky ASC

Cette approche visuelle génère un effet d’aliénation qui complète parfaitement les thèmes du film, à savoir la déconnexion et le capitalisme tardif. Alors que l’empire financier du protagoniste s’effondre autour de lui au cours de son voyage à travers la ville, la perspective déformée de l’objectif 21 mm renforce sa désintégration psychologique. L’objectif devient plus qu’un dispositif de tournage : il fonctionne comme un instrument thématique qui renforce le ton troublant du récit.

Suschitzky a souvent parlé de son goût pour « la discipline imposée par l’utilisation d’un seul objectif pour un film », une discipline certainement mise à l’épreuve par l’espace restreint du décor de la limousine. Cette limitation auto-imposée l’a obligé à trouver des solutions créatives à de nombreux défis techniques, notamment en matière d’éclairage et de mise en scène de scènes complexes dans l’intérieur confiné du véhicule.

Au-delà de ses implications techniques, l’objectif 21 mm crée ce que l’on pourrait appeler un « effet de distanciation cognitive ». Il maintient les événements et les personnages à distance, les rendant froids, aliénés et en quelque sorte éloignés de la réalité normale. Cette image reflète parfaitement l’esprit du monde du cybercapitalisme d’avant le krach décrit dans le livre de DeLillo — une version reconnaissable, mais légèrement déformée de notre propre réalité. L’approche de Cronenberg démontre comment un seul objectif peut être non seulement un choix stylistique, mais aussi un instrument psychologique qui renforce les préoccupations thématiques. La perspective du 21 mm ne se contente pas de capturer l’histoire : elle participe activement à sa narration.

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Cosmopolis (2012), Directeur de la photographie Peter Suschitzky ASC

Des défis pratiques

Adopter une approche à objectif principal unique nécessite une certaine préparation. Sans la possibilité de changer de distance focale sur le plateau, les cinéastes doivent bien comprendre leurs emplacements, planifier soigneusement le découpage et informer les acteurs des contraintes spatiales. La météo, les conditions d’éclairage et les limitations de déplacements deviennent des défis plus importants lorsque l’on travaille avec une distance focale unique.

Quand adopter l’objectif unique

La technique de l’objectif unique s’avère plus efficace lorsque le récit exige une perspective visuelle cohérente, presque subjective tout au long du récit. Les films qui explorent l’intériorité psychologique bénéficient d’un point de vue inébranlable. Cependant, cette approche n’est pas universellement applicable. Les structures narratives complexes, les séquences d’action ou les histoires qui nécessitent des prises de vues variées de paysages pourraient tirer profit d’approches plus flexibles. La clé réside dans la compréhension des exigences visuelles et émotionnelles spécifiques d’une histoire.

Une esthétique unifiée

La plupart des spectateurs ne peuvent pas facilement identifier qu’un film a été tourné avec un seul objectif, mais ils en ressentent invariablement l’effet. Un seul objectif crée ce que Guadagnino appelle une qualité « simple » qui évite de placer « la technologie entre la caméra et le jeu des comédiens ». Cette cohérence permet de créer une sorte de tissu conjonctif, qui relie les lieux, les nuances et les mouvements narratifs en un tout unifié.

Comme Anderson et Yeoman l’ont découvert sur « Bottle Rocket », l’approche à objectif unique constitue une signature visuelle distinctive qui contribue à définir le style d’un cinéaste. Leurs films suivants, « Rushmore » et « La Famille Tenenbaum », ont perpétué cette tradition, avec environ 90 % des prises de vues réalisées à l’aide d’un seul objectif anamorphique de 40 mm. Une cohérence qui a contribué à établir l’« esthétique Anderson », reconnaissable bien avant l’apparition de ses touches stylistiques plus complexes.

Rushmore
Rushmore(1998), Directeur de la photographie Robert Yeoman ASC
The Royal Tenenbaums
The Royal Tenenbaums (2001), Directeur de la photographie Robert Yeoman ASC

Une invitation à voir différemment

À l’ère de l’abondance technologique, choisir un seul objectif principal représente un acte radical d’engagement artistique. Il déclare que la vision cinématographique ne se résume pas à une complexité technique, mais à une observation profonde et ciblée. L’objectif devient plus qu’un outil : il sert de fenêtre sur la perception elle-même, capable de transformer la façon dont nous comprenons le caractère, l’émotion et le récit.

Les exemples d’Ozu avec Atsuta, de Guadagnino avec Mukdeeprom, d’Anderson avec Yeoman et de Cronenberg avec Suschitzky démontrent que les limitations attisent l’innovation. Grâce à la réduction volontaire de leur palette visuelle, les cinéastes se libèrent pour explorer d’autres dimensions de leur art avec plus d’intensité et de détermination. Ils établissent les « règles du jeu » pour les spectateurs, créant une perspective unique à travers laquelle un monde narratif entier peut être vécu et compris.

 

Pour les cinéastes en herbe, la leçon est claire : parfois, le choix créatif le plus puissant consiste à limiter ses options. Un objectif est en fin de compte un moyen d’expression, pas une fin en soi. Lorsque vous vous engagez à adopter une seule façon de voir, vous pouvez découvrir une expression visuelle d’une clarté et d’une puissance uniques, qui s’exprime par la simplicité plutôt que par la complexité, par la cohérence plutôt que par la diversité. De cette vision cohérente découle le potentiel d’un cinéma véritablement transformateur.